Ceci est le huitième blog de la série Recherche sur l’IA et COVID : voyages vers l’égalité des genres et l’inclusion). Cette série de blogs est née de l’atelier de rédaction organisé par Gender at Work dans le cadre du programme de recherche sur la science des données et l’intelligence artificielle pour lutter contre le COVID-19, également connu sous le nom d’AI4COVID, financé par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI) et l’Agence suédoise de coopération internationale au développement (ASDI). L’initiative faisait partie de l’atelier final d’apprentissage par l’action sur le genre qui s’est tenu à Nairobi, au Kenya, en février 2023.
Dans cet article de blog, Tidiane Ndoye explique comment ses expériences ont nourri sa passion pour les questions de genre dans le domaine de la santé et son rôle en tant qu’expert principal en matière de genre dans le projet de recherche AI4COVID, Utilisation de l’intelligence artificielle pour lutter contre le COVID-19 au Sénégal et au Mali. Il évoque son rôle de mentor auprès des étudiants en master et en doctorat, ainsi qu’auprès de l’ensemble de l’équipe de recherche. Il souligne la nécessité de prendre en compte le genre et l’intersectionnalité dans l’application de l’intelligence artificielle pour lutter contre la pandémie de COVID, afin d’éviter de renforcer les inégalités, en particulier pour les femmes issues de groupes marginalisés.
Ce blog est écrit dans sa langue originale en français, ci-dessous, et la version traduite en anglais est disponible icihui
S’interroger sur l’utilisation de l’Intelligence artificielle dans la lutte contre Covid-19
Au cours des deux dernières années (2021-2023), avec des collègues de différentes universités et chercheurs indépendants de 3 pays, nous avons mené des recherches sur l’impact de la pandémie de Covid-19 sur les communautés de plusieurs pays d’Afrique, dont le Mali et le Sénégal. Il s’agissait de s’interroger sur l’usage de l’intelligence artificielle (IA) dans la lutte contre la Covid-19, plus précisément son adaptabilité sociale et son acceptabilité. La question était de savoir si l’usage qui en était fait prenait en compte la dimension éthique.
Le projet, dans sa formulation, a intégré une optique orientée vers des questions liées au genre. Nous voulions être les plus inclusifs dans la composition de l’équipe. Nous disposions de 4 bourses que nous avons choisi de donner à 2 étudiants de Master (une femme et un homme) et 2 en Thèse (une femme et un homme).
La question de l’IA était nouvelle pour nous qui venions des sciences sociales. Je me rappelle qu’à l’époque, nous avions fait appel à des experts pour renforcer nos connaissances sur l’IA, ce qui a été très bénéfique pour la suite.
Nous avions des questions centrales que nous voulions poser directement aux communautés et voir les différences entre les hommes et les femmes, les jeunes et les moins jeunes. Ainsi, au sein de l’équipe, nous avons commencé à nous poser des questions sur la traduction de quelques termes phares que nous allions utiliser dans cette recherche et qu’on devait inclure dans les questions à poser aux communautés. Comment traduire l’intelligence artificielle pour des personnes qui n’avaient pas fait l’école, pour ceux qui n’avaient même pas de smartphone et avaient un rapport lointain à la technologie? Étaient-elles concernées par l’IA ? Pouvions-nous les exclure ou au contraire il était important de les intégrer ?
Pour les spécialistes des sciences sociales dans le projet, cette question des inégalités d’accès entre catégories sociales relevait de l’analyse genre. Étant celui qui avait précédemment travaillé sur l’analyse de genre, j’ai été désigné pour m’occuper de ce volet que j’avais un peu mis au second plan depuis mes études de Master qui traitait de ‘l’impact de l’activité économique des femmes sur les rôles et statuts familiaux’. En effet, depuis le début de mes études, j’avais une forte inclinaison pour les études féministes.
Le genre m’a marqué : Devenir une spécialiste du genre dans le projet
Mon histoire familiale faisait que j’étais très inspiré par ma mère qui a toujours tenu à ce que je fasse des études poussées et ne pas céder à la facilité d’autres voies plus courtes mais moins porteuses. Très travailleuse, même si elle n’avait pas eu la chance de faire des études, elle désirait que ses enfants aillent au bout de leurs rêves. Le personnage qu’incarne ma mère m’inspirait de travailler sur le statut des femmes.
Mais j’avais vite déchanté, esseulé que j’étais, en tant qu’homme, dans une domaine d’étude dominé par les femmes. En effet, selon mes expériences, les questions de genre intéressent plus les femmes chercheures.
Lors des rencontres sur le genre, j’étais l’un des rares hommes présents. Je me figurais progressivement que je m’étais invité dans un milieu où les femmes avaient la toute-puissance et les questions sur mon épanouissement professionnel futur m’ont conduit à me réorienter vers la socio-anthropologie de la santé, domaine non moins intéressant et qui me paraissait plus mixte, les hommes et femmes qui y travaillent ayant des chances d’obtenir des bourses et des subventions de recherche plus ou moins égales.
Au début des années 2000, j’ai donc viré vers la santé qui est également un domaine éminemment « genré ». En effet, les questions de santé relèvent, dans plusieurs pays, d’une répartition des rôles sociaux basée sur le genre et la présence notable des femmes dans les structures de santé et dans l’accompagnement des malades (enfants comme personnes âgées) y est une réalité palpable.
Le genre me collait donc à la peau.
Le problème : des étudiants sans formation en matière de genre
Mais revenons à la question de ma désignation comme spécialiste du genre dans ce projet. Je découvris très rapidement que les étudiants recrutés et engagés dans le projet n’avaient pas reçu les enseignements sur l’analyse genre.
Comment réussir le projet si les acteurs directs du projet ne sont pas formés à voir les questions de genre et à les analyser? Comment pourrait-on résoudre les questions qui allaient se poser ? Il fallait donc les former sur l’analyse genre pour mieux les impliquer dans la construction des questionnaires et autres guides d’entretien mais aussi pour intégrer les aspects sexo-spécifiques dans leur travail de Master et de thèse de Sociologie.
C’est à ce moment que nous avons saisi l’opportunité que nous offrait le groupe Gender at Work pour capaciter l’équipe sur les questions plus actuelles concernant le genre. L’équipe a ainsi participé à plusieurs sessions permettant à tous de mieux tenir en compte les enjeux d’être femme, d’être homme reflétés par les mesures prises par les autorités politiques pour endiguer la COVID-19.
Grâce à l’apprentissage virtuel et à l’approfondissement de la question du genre, nous avons tout d’abord appris que les mesures de restriction (semi confinement, couvre-feu, limitations des déplacements entre régions, fermeture des frontières, etc.) ont, en effet, empêché à plusieurs personnes d’avoir accès à des ressources pour s’occuper de leurs familles. On a aussi découvert que ceci est le cas des femmes qui s’activaient dans le commerce dans les zones frontalières, les gérantes de restaurants (ou gargotes), etc. On a aussi appris que les femmes qui jouent un rôle majeur dans la prise en charge des dépenses au sein de la famille ont vu leur rôle remis en question. Les hommes qui restent à domicile voient aussi leur statut de pourvoyeurs de ressources affecté.
Ces capacités acquises à travers les formations virtuelles et le partage de ressources documentaires nous a permis, par la suite, de mettre les étudiants au centre du processus dans la construction des questionnaires d’enquête et des guides d’entretien. Ils allaient, par la suite, jouer un rôle central dans la formation des enquêteurs recrutés lors de la collecte de données sur le terrain.
Cette expérience a montré que la construction des compétences des étudiants et futurs leaders (scientifiques dans les universités, dans les projets de développement, etc.) était un besoin central de la recherche en Afrique.
A partir de là, l’équipe du Sénégal a décidé de faire un projet avec l’appui du Gender Action Learning (GAL) sur ‘In-former’. Nous avons décidé de partager nos résultats (informer) avec d’autres groupes d’étudiants – en dehors de l’équipe – pour leur montrer l’intérêt de notre approche d’impliquer les femmes et d’analyser les données à partir des perspectives sexospécifiques (former). La double optique de cette approche était donc d’informer et de former.
Ce que nous avons appris jusqu’ici
On voulait montrer que chaque étudiant (informé et formé) pouvait transmettre ce qu’il a appris à d’autres publics (famille, université, plus tard, en milieu de travail…) et on a aussi réalisé pour accroitre le niveau de conscience sur ces questions de genre et d’intersectionnalité, il était important de reconnaître que parfois une accumulation de diverses inégalités – telles que le fait d’être une femme, une femme chef de famille, ou des restrictions de voyage pour les femmes – pouvait se produire à l’intersection de plusieurs affiliations (secteur professionnel, quartier, niveau de revenu, etc.).
Avec le recul, j’étais satisfait de voir que les étudiants engagés dans le projet ont intégré les aspects genre dans l’analyse des résultats entrant dans le cadre de leur Master. Pour ceux qui sont encore en thèse, cette approche est au centre de leur réflexion. Pour les étudiants contactés dans le cadre du projet “In-former,’ leur intérêt sur les questions de genre a été notable. Ils ont été plus conscients de l’intérêt de désagréger les données et de revoir des vies, « des vraies vie », derrière l’agrégation des données et les mesures impersonnelles prises lors de la Covid-19.
L’intelligence artificielle exclut souvent les catégories les moins instruites comme les femmes. Elles ne peuvent pas utiliser les outils internet (chatbot, recherche, etc.). De plus, leur utilisation dans le choix de bénéficiaires de soutien (politiques sociales) peut exclure également les catégories les moins visibles parmi lesquelles les femmes. Elles peuvent ne pas être les destinataires premières de l’aide consentie par l’État durant les moments de pandémie alors qu’elles sont souvent chefs de ménage ou parmi les principales pourvoyeuses de ressources en temps normal. Tout ceci peut générer des exclusions que l’IA peut renforcer si une attention particulière n’est pas accordée à ces facteurs.
A la phase actuelle du projet, la prochaine étape est d’engager le partage des résultats de la recherche avec les décideurs et les autres parties prenantes (chercheurs, féministes, acteurs intéressés par l’IA ou le genre ou par les deux à la fois, etc.). L’espoir est d’apprendre de ces histoires comment mieux construire la réponse à des épidémies qui seront sans doute une réalité des temps futurs : futur lointain ou prochain ? Qui sait ?
Tidiane Ndoye est un socio-anthropologue spécialisé dans les questions de santé, en particulier le paludisme, le genre et la santé, la résilience et les pandémies. Il enseigne à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar depuis 2011. Ses publications couvrent un large éventail de sujets, du paludisme aux lois régissant la pratique de la médecine traditionnelle en Afrique, en passant par la santé reproductive, la tuberculose et le COVID-19.
Ce blog post a été écrit par Tidiane Ndoye et est sous une CC BY 4.0 license. © 2023 Tidiane Ndoye.
Tidiane Ndoye est un socio-anthropologue spécialisé dans les questions de santé, en particulier le paludisme, le genre et la santé, la résilience et les pandémies. Il enseigne à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar depuis 2011. Ses publications couvrent un large éventail de sujets, du paludisme aux lois régissant la pratique de la médecine traditionnelle en Afrique, en passant par la santé reproductive, la tuberculose et le COVID-19.
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